À télécharger gratuitement : Le seigneur des ormeaux

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Pendant le confinement, Bretagne Magazine vous propose de (re)découvrir des articles publiés ces dernières années. Voici un reportage sur les grèves du sillon de Talbert, dans les Côtes-d'Armor, où nous avions suivi Gérard Riou, pêcheur à pied d'ormeaux et de homards.

Publié le 31/03/2020
Modifié le 21/04/2020
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Dans l’immensité de la grève du sillon de Talbert, Gérard Riou rejoint à chaque grande marée les coins de pêche qu’il connaît depuis son enfance.
© BERTHIER Emmanuel
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Le temps d’une grande marée d’automne, les reporters de Bretagne Magazine ont suivi Gérard Riou, pêcheur à pied d’ormeaux et de homards, sur l’estran du sillon de Talbert, dans les Côtes-d’Armor. Un décor grandiose pour un destin à la fois modeste et hors norme, celui d’un “seigneur des ormeaux” de la grève...

Il y a des rituels immuables. Pour Gérard Riou, les jours de grande marée, hiver comme été, il s’agit d’enfiler casquette de feutre et combinaison trouée, de prendre sa large hotte en osier en bandoulière, d’y glisser deux bananes et de prendre, seul, le chemin de la grève. Mains de colosse et sourire généreux, ce Costarmoricain a l’estran en lui depuis l’enfance.

«Chez nous, c’est de père en fils. J’ai commencé à huit ans avec mon père et mes oncles, ce sont eux qui m’ont tout appris. J’ai longtemps été dans la marine, maintenant que je n’embarque plus, je ne rate pas une seule grande marée ».

Aux marées de vives eaux, le sillon de Talbert découvre des paysages époustouflants de grèves, de mares et de chaos rocheux à perte de vue.
Aux marées de vives eaux, le sillon de Talbert découvre des paysages époustouflants de grèves, de mares et de chaos rocheux à perte de vue. © Berthier Emmanuel 

 

Aujourd’hui, coefficient 102, Gérard Riou part traquer l’ormeau, joyau des coureurs de grève, en compagnie de Guy Prigent, ethnologue spécialiste des patrimoines littoraux. Direction le sillon de Talbert, interminable langue de sable et de galets modelée à la fois par la houle et les courants des estuaires du Trieux et du Jaudy. Une curiosité géologique unique en Europe. Les alentours de ce cordon de trois kilomètres sont exceptionnellement riches, peuplés d’algues vertes, brunes et rouges. Cette impressionnante flèche littorale, c’est la géographie intime de Gérard Riou. Un paysage qui l’habite, dont il connaît chaque rocher, chaque faille. Et même si le sillon change constamment, au gré des éléments, ses meilleurs coins de pêche, ceux que son père a fouillés avant lui, restent les mêmes. « Je pourrais venir ici en pleine nuit, je serais capable de me repérer», assure-t-il.

Une bonne heure de marche est nécessaire pour atteindre l’extrémité du sillon. Paysage désertique et minéral qui semble ne jamais finir. «Nous allons tout au bout, sur un plateau. Là, nous pourrons trouver des ormeaux sans avoir besoin de trop s’immerger.» Il faut longer la Petite grève, puis la Baie blanche, au nord-est du sillon, où sont cultivées des moules de bouchot, pour enfin atteindre les abords de l’archipel d’Olonne. «Ces îlots ont été fréquentés jusque dans les années 1960 par des cultivateurs goémoniers et des pêcheurs à pied, indique Guy Prigent, grand connaisseur du sillon. Aujourd’hui, leur accès est interdit.» Au loin, le phare des Héaux de Bréhat marque l’entrée dans la baie de Saint-Brieuc. En ce début d’automne, l’eau a gardé sa douceur estivale. «C’est en janvier et février, quand il fait bien froid, que je trouve les ormeaux les meilleurs. Plus l’eau est fraîche, plus ils remontent», indique le bassier.

Gérard Riou trouve des ormeaux sous les rochers
Gérard Riou déplace les rochers pour pêcher des ormeaux.  © Berthier Emmanuel 

 

Accessoires indispensables et distinctifs de l’expert, les outils, tous faits maison : deux gaffes, longues tiges de noisetier au bout desquelles sont fixés de costauds hameçons de plusieurs centimètres, et un croc, tige en fer forgé recourbée et arrondie à une extrémité, qui permet de décoller la bête du rocher. Des outils centenaires. «Le croc à ormeaux est utilisé depuis plusieurs siècles sur les côtes bretonnes, souligne Guy Prigent. Les premières enquêtes sur la pêche datent du XVIIIe siècle. Elles mentionnent cet outil, utilisé par les locaux qui pratiquaient alors une pêche vivrière.» La hotte complète cet attirail. Gérard Riou l’a confectionnée lui-même, en osier et avec une armature en orme. «Adolescent, je voyais mon père faire, mais ça ne m’intéressait pas. J’ai appris bien plus tard, tout seul, en hiver, en démontant entièrement une hotte pour comprendre comment c’était fait.» 

Aujourd’hui protégé par une réglmentation très stricte, le gastéropode est devenu un fruit de mer de luxe. Autrefois abondant, il a longtemps été un mets quotidien pour bien des familles de la côte qui le cuisinaient en ragoût
Aujourd’hui protégé par une réglementation très stricte, le gastéropode est devenu un fruit de mer de luxe. Autrefois abondant, il a longtemps été un mets quotidien pour bien des familles de la côte qui le cuisinaient en ragoût. © Berthier Emmanuel 

 

Arrivé à la mare qu’il visait, Gérard Riou enfile ses gants et se lance dans la pêche en silence. C’est une traque virile, qui demande de soulever de lourds rochers pour débusquer ce curieux animal, roi du camouflage et amateur d’ombre. Il faut faire preuve de souplesse pour, allongé sur le sable, se contorsionner et glisser son bras entier dans une faille afin de sentir si un ormeau s’y cache. C’est là que le croc peut être utile pour décoller la bête d’un coup sec.

Caché sous les rochers et dans les anfractuosités, se confondant avec le granit, rapide à s’enfuir, l’ormeau est l’objet d’une des pêches à pied les plus difficiles et les plus physiques, qui ne se pratique qu’aux grandes marées.
Caché sous les rochers et dans les anfractuosités, se confondant avec le granit, rapide à s’enfuir, l’ormeau est l’objet d’une des pêches à pied les plus difficiles et les plus physiques, qui ne se pratique qu’aux grandes marées.  © Berthier Emmanuel 

 

À peine quelques rochers retournés, en voilà un premier. «En plus, il est à la maille !» Neuf centimètres, pas un de moins, c’est la taille réglementaire, celle au-delà de laquelle ce gastéropode protégé ne se reproduit plus. La bassier pose l’animal sur son index, habitude qui lui permet de jauger de sa taille en un coup d’œil. Sur la grève, chaque geste est précis. Gérard Riou ne soulève aucun rocher par hasard. Il sait exactement où les ormeaux peuvent se trouver. Mélange d’instinct et d’expérience, le flair du pêcheur à pied est extraordinaire mais impossible à mettre en équation. Difficile, d’ailleurs, de lui arracher plus de détails sur sa technique. «C’est un don !, s’exclame-t-il en riant. Mes trois fils, par exemple, ils aiment bien pêcher, ils connaissent mes coins mais ils n’ont pas le don. Il y a quelque chose d’inné. Rien qu’en glissant ma main sous le rocher, je sais ce qu’il y a dedans.» Le résultat est dans sa hotte, déjà lourde d’une dizaine d’ormeaux en une petite heure de pêche. En sus, quelques étrilles qu’il accumule précieusement pour sa femme, friande de ces “crabes cerises”.

Sous certains rochers, Gérard Riou glisse sa gaffe. Il ne dit pas un mot, mais l’on sent à ses gestes qui s’accélèrent qu’une bataille est lancée : il a senti une pression retenir la tige de bois, signe qu’un homard est niché sous ce bloc, et abandonné son outil pour aller chercher l’animal à la main. Dans le silence de ce bout du monde, difficile d’imaginer le duel qui se joue sous l’eau… Seul le souffle court du pêcheur et ses traits tendus par l’effort donnent une idée du combat.

Gérard Riou est aussi un fin pêcheur à pied de homard. Le bassier connaît bien les habitudes du crustacé et les “trous” où il peut se terrer.
Gérard Riou est aussi un fin pêcheur à pied de homard. Le bassier connaît bien les habitudes du crustacé et les “trous” où il peut se terrer. © Berthier Emmanuel 

 

Un quart d’heure plus tard, Gérard Riou sort de l’eau une superbe bête aux lumineux reflets turquoise. À son regard malicieux, on comprend le plaisir qu’il a à débusquer un “bleu”. «J’avais vu mon père sortir un homard de cette mare. Il n’a pas voulu me dire où il l’avait trouvé, pour que je cherche par moi-même. J’ai fini par remarquer ce rocher, il y a quelques années.» Un peu plus loin, le bassier débusque un second homard, qui a laissé une pince dans le duel…

14 h 30, il est temps de reprendre le chemin du sillon. Pas question de traîner, sous peine de se laisser coincer. Avant de quitter l’estran, le pêcheur compte son butin, vérifie à l’aide d’une réglette la taille des ormeaux et enveloppe soigneusement les deux crustacés dans de luisantes laminaires qui les garderont au frais. Demain, Gérard Riou retournera au “bleu”, sur la Grande grève, de l’autre côté du sillon. Son itinéraire, entre deux rochers massifs, est déjà minutieusement prévu. A la fin de la semaine, sur son almanach, comme à la fin de chaque grande marée, il notera le butin amassé. Ces dix derniers mois, 140 homards ont fini dans sa hotte.

 
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