À télécharger gratuitement : Les Bretons et la pieuvre

À télécharger gratuitement : Les Bretons et la pieuvre

Pendant le confinement, Bretagne Magazine vous propose de (re)découvrir des articles publiés ces dernières années. Voici un texte de l'ethnologue Daniel Giraudon, spécialiste des traditions populaires, qui nous raconte la place des pieuvres et autres calamars dans le parler et l'imaginaire des Bretons.

Publié le 21/04/2020
Modifié le 24/11/2020
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Une pieuvre géante attaque un bateau de pêche.
Aperçu de l'article Bretagne Magazine les bretons et la pieuvre
 

Selon les époques et les lieux, les deux termes “ poulpe ” ou “ pieuvre ”, désignant le même animal, ont connu des fortunes diverses dans la langue française.

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On prétend que ce serait Victor Hugo qui aurait popularisé le second, en l’empruntant au parler des pêcheurs des îles anglo-normandes, durant son exil à Guernesey. Il le fit figurer en effet  dans son ouvrage : Les travailleurs de la mer, publié en 1866. Le succès du livre fut tel que “ pieuvre ” supplanta rapidement le mot “ poulpe ” dans l’usage encore courant aujourd’hui.

Cependant, on sait la richesse des parlers populaires et, dans les années 1950, les enfants de la baie de Saint-Brieuc, appelaient ce même céphalopode, le “ minard ” ou “ terpied ”. Il y a d’ailleurs une pointe de Minard à Plouézec et une mare aux Terpieds, sous les côtes de Pordic. Nous ne trouvons pas d’emblée d’explication à la première appellation. Un secteur où elles pulullaient ? Une forme originale de la falaise ?

Quant à la seconde, elle fait vraisemblablement allusion à la ressemblance avec un trépied, quand la pieuvre est en position dressée.  En outre, en Ille-et-Vilaine, on l’appelle la “ margonde ”. Ce nom serait-il une réminiscence de la légende du roi Arthur ? Serait-ce une allusion au chevalier Margonde, qui se fit l’écho des médisances de Morgane à l’égard de Guenièvre et que Lancelot, pour laver l’honneur de sa Dame, avait provoqué et battu en duel ?

  • Comme chien et chat

En breton, le Trégor a été frappé par son caractère gélatineux et l’a nommé, ar zwaenn, c’est-à-dire, mou comme du suif, pas étonnant pour un mollusque. Sur les côtes léonardes, on l’a, semble-t-il, comparé à un chat de mer, ar vorgazhenn, sans doute en raison de son agilité à se faufiler un peu partout. De même, le sud de la Bretagne a retenu le même  terme de kazh mor ou encore, à Groix, tregah, targazh. On en croit la tradition populaire qui fait de la pieuvre et de la roussette deux grandes ennemies ; on trouvera peut-être une explication au nom de “ chien de mer ” donné à la seconde. Ils sont sous l’eau comme chien et chat. On dit d’ailleurs que, pour éloigner les pieuvres de leurs viviers, les pêcheurs de la mer d’Iroise mettaient dans leurs casiers une petite roussette vivante, chargée, selon leur propre expression, de faire le gendarme contre la pieuvre.

Les pêcheurs des côtes de Tréguier auraient-ils lu Jules Verne pour craindre autant de se retrouver, comme le capitaine Némo dans son Nautilus, face à un poulpe géant ? On raconte en effet que dans ce secteur, de grandes pieuvres attendaient au passage les navires qui s’approchaient de l’archipel rocheux des Triagoz pour les entourer de leurs longs tentacules. Tout bateau ou navire qui s’aventurait trop près était fatalement perdu, s’il ne jetait à la mer un sabot ayant appartenu à l’équipage, une coquille de noix ou une mèche de cheveux du plus jeune matelot en disant : Botez, kogeu, kogeu bihan / Et da gavout an erou / Et da gaout ar paotr ruz / Kasset deañ ma blev du. Sabot, coquille, petite coquille / Allez trouver le dragon / Allez trouver l’homme rouge / Portez-lui mes cheveux noirs. Avec ce dragon et cet homme rouge, on se trouve plongé dans le monde des métamorphoses d’êtres fantastiques. Mais, pour une question plus terre à terre, les pêcheurs avaient d’autres raisons d’en vouloir à la pieuvre quand on connaît son féroce appétit et le préjudice qu’elle leur cause.

Sculpture
Papiers sculptés pour Bretagne Magazine par l'artiste quimpérois Bernard Jeunet

 

Elle est en effet friande de crabes et de coquillages. Après les avoir emprisonnés sur le chapelet de ventouses que portent ses tentacules, elle en fait des ventrées à l’aide de sa paire de mandibules cornées en forme de bec de perroquet. C’est ce qui ressort notamment des collectes de Sébillot. Sur les bords de la Manche, écrit-il, les pieuvres sont exécrées des pêcheurs qui les injurient et les appellent “ mangeurs de moules ” et “ enfants du diable ” ou encore en breton diaouled ar mor, les “ diables de la mer ”. Ils s’amusent à leur crever les yeux ou à leur passer au travers un morceau de bois et à les rejeter à la mer.

  • Épouvantail à crevettes

Les pêcheurs leur adressent des formulettes d’imprécation comme celles-ci, recueillies en Haute-Bretagne : Un minard de tué / Un louis d’or de gagné.  Maudit minard / Tu arrives toujours trop tôt ou trop tard / Si tu n’arrives ou ne vas pas à mon gré / Je te faucillonnerai. Néanmoins, la pieuvre, qui n’est pas non plus l’amie du congre, constitue un excellent appât pour attraper cette grosse anguille de mer. Et ce d’autant plus que sa chair a cet autre avantage de bien tenir sur les hameçons des palangres. Tous les pêcheurs ont un savoir faire acquis par l’expérience. Du côté de Trédrez, comme nous le confia Jules Gros, la pieuvre était utilisée d’une manière trèsoriginale pour la pêche à la crevette par des filles de la côte.

Les prises étaient particulièrement fructeuses dans une grande mare située sous la pointe de Beg ar forn, nommée Stank an Ikeller, l’étang du magicien. Elle se trouvait à cinquante mètres de la falaise. À marée descendante, l’eau reste emprisonnée dans cette grande piscine au milieu des rochers. Elle n’est pas très profonde, entre 50 cm et 1 m. Les pêcheuses de bouquet commençaient par chercher une pieuvre. Dans un tel secteur rocheux, sa présence est révélée par des dépôts de coquillages devant le kev ou le creux dans lequel elle se réfugie. En ferraillant un peu, on peut la déloger à l’aide d’un crochet. Puis elles se rendaient aux endroits de la mare où elles pensaient trouver des crevettes. Alors, tenant le crochet d’une main et un haveneau de l’autre, elles fourraient la pieuvre maintenue au bout de leur crochet à l’entrée des trous qu’elles connaissaient et où s’abritaient les crevettes. L’effet était immédiat, les bouquets effrayés sortaient  aussitôt et s’engouffraient dans le filet. Ce n’est pas tout. Un autre argument plaide en faveur de la pieuvre. En certains petits ports de pêche, comme par exemple à Saint-Cast, on semble avoir cru que le minard portait chance. On disait d’un pêcheur qui prenait beaucoup de poisson que sa réussite tenait à ce qu’il avait toujours une pieuvre dans le fond de son bateau.

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  • Rivale gustative du homard

Une autre curieuse croyance avait cours à Saint-Malo où l’on prétendait que si le bateau était trop propre, il n’attirait pas les poissons. Aussi, on laissait fréquemment traîner un minard sur le pont de l’embarcation. En effet, son odeur passait pour les appâter en quelque sorte. Quand il était vraiment en putréfaction, on le cuisait et on répandait ensuite ses débris dans tous les coins. Enfin, pour les pêcheurs à pied, la pieuvre représente une bonne prise car elle est excellente à manger. Après un bonne cuisson en cocotte-minute et en y ajoutant la sauce qui convient,  l’armoricaine, elle peut facilement rivaliser avec le homard. Malheureusement, elle a été décimée sur nos côtes à la suite du grand hiver de 1962-1963 et se fait donc plus rare qu’autrefois sur nos tables bretonnes.

Ce texte de Daniel Giraudon est extrait du Bretagne Magazine n°90 (juillet-août 2016). Les illustrations sont des papiers sculptés pour Bretagne Magazine par l'artiste quimpérois Bernard Jeunet. Ces sculptures sont ensuite photographiées pour la publication.

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